Je vais assassiner ce prototype d'être humain sans neurone fixe (PEHSNF).
Okay, il est un peu spécial, j'avoue. Et puis, poser des lapins, c'est tout à fait son style, à Gabriel.
Mais quand même. Ça ne se fait pas. Il ne peut pas me faire cela, à moi.
Gabriel ? Un ami. C'est un valet, en fait. Mignon, avouons-le. Coureur de jupons, aussi, avouons à nouveau. Il est de ceux qui amènent de naïves et innocentes jeunes domestiques dans les jardins la nuit pour accomplir certains rituels pas très catholiques.
Naïves et innocentes... mon œil. Soit trop sottes, soit très belles. Et tout est expliqué.
Je dois dire que Gabriel a déjà essayé de m'emmener dans les jardins la nuit. Ouais. Et c'est là que vos bouches s'ouvrent jusqu'à ce qu'elles fassent six pieds et demi de diamètre. Non, non, rassurez-vous. Il n'a pas réussi. J'ai vu clair dans son jeu, très vite. Et faut dire que Gabriel ignorait et ignore encore que je suis propriété privée de F. de V.
Chasse gardée, c'est bien moins sûr, puisque mon abruti d'amant a décidé de se balader en Flandre histoire de se faire charcuter. Mais bref. Je l'aime.
Problème, comme Gabriel ne sait pas, et que je n'ai pas vraiment envie de le lui dire (s'il le prenait mal j'aurais de sérieux problèmes, je peux vous le dire), vu que même Lina, par exemple, ne le sait pas, eh bien... Je crois que Gabriel n'a pas totalement abandonné l'idée de m'emmener dans les jardins pour réaliser ses machiavéliques desseins et ainsi dominer le monde.
De toute manière, tant qu'il n'essaye rien et reste un très bon ami, je n'ai rien contre.
Donc voilà. Il m'a demandé, ou plutôt, m'a harcelée pour que j'accepte un « rendez-vous » dans ce coin-là du château : couloirs du premier étage, juste à côté d'un passage secret très bien connu de ma personne qui mène direct aux cuisines. Hum. Suspect ? Peut-être. Mais moi, j'avais besoin, ces derniers temps, de me changer les idées. Qui vous dit que mon état d'âme de dépressivité intense a quelque chose à voir avec le départ au front d'un jeune duc dont le nom commence par « F »... et se termine par « rançois » ?
Bien sûr que non. Vous avez de ces idées. Retirez-moi ça de votre pauvre petit esprit pollué immédiatement, je ne souffre PAS à cause de ce décervelé suicidaire.
Très bien. Peut-être que si. Et alors ? Vous allez me dénoncer à Louis XIV ? Grillé, ha. Il le sait déjà. Et en plus il est allé se faire zigouiller, lui aussi.
En bref, j'ai accepté un rendez-vous d'un ami, qui disait avoir quelque chose d'urgentissime à me dire, et devinez quoi ? Il n'est pas là. Ça fait une bonne demie-heure que j'attends, et pourtant, la patience n'est pas exactement mon fort.
Est-ce suffisant pour être de mauvaise humeur ? Hum. OUI.
Si Gabriel apparaît, je m'empare de ce buste de... hum... du chevalier de quelque chose, et je le lui jette sur la tête. Ça lui apprendra à me faire attendre.
Mais, de toute façon, sachant que Gabriel n'est pas fou, et aussi que Gabriel est Gabriel, eh bien, sans avoir étudié aucune notion plausible en mathématiques ou physique, je peux vous prédire, même vous affirmer, que Gabriel ne viendra pas.
Bouh. Je suis une incomprise, et on me pose des lapins. J'ai envie de tordre un cou. Je peux ?
Tandis que je me questionnais sur la possibilité de tordre le cou du buste du chevalier de bidule en guise de consolation (mais tordre du marbre, ça doit pas être terrible), j'entendis un écho de pas et de voix dans le couloir. Au début je n'ai pas réagi, le chevalier me cherchait vraiment et je me convainquis que lui casser le nez serait bien plus douloureux pour sa face de caillou. Et puis, tiens, tout d'un coup, je me suis dite que c'était peut-être Gabriel, et que j'allais pouvoir assouvir mes désirs de vengeance bien plus facilement tout en laissant ce pauvre buste qui n'avait rien demandé à personne tranquille. Enfin, j'écoutais un peu plus attentivement, et constatai que, définitivement, ça ne pouvait pas être lui. Déjà, rien que le ton de la voix m'indiquait que la ou les personnes (les, je pense) qui se dirigeaient vers céans étaient, hum, comment dire... nobles.
Huh. Ce mot me donne des frissons de dégoût. Je haaaaaais les nobles.
Sauf Chouchou et toute la clique, mais eux, c'est des cas à part. Ils ne sont pas normaux. Ce sont des aliens venus me communiquer un message de l'au-delà. Des revenants aliens de l'au-delà. Ouais, après on dira que je choisis mal mes fréquentations. Mais figurez-vous que j'y compte le frère, l'amante et le Roi lui-même, hein. Sans parler du cousin. Donc, vous avez des sérieux problèmes si vous l'avez vraiment pensé. Que je choisis mal mes fréquentations, je veux dire. Ouais.
On ne mentionnera pas le fait que l'une de mes dites fréquentations vient de me poser un lapin, mais bref.
Ce que je voulais dire, c'est qu'il y a des nobles, très précisément au nombre de deux, qui se dirigent par là. Et s'ils me voient, je sens que ça va pas l'faire. C'est toujours comme ça. Les nobles se sentent toujours obligés de me mépriser, ne serait-ce que du regard, sinon de m'interpeler.
J'ai pas envie qu'on m'interpelle.
Conclusion : faut que j'me casse. Ou que je me cache.
J'opte pour la deuxième hypothèse, parce que... euh... je sais pas. Comme ça.
Bon. Camouflage, donc. Je pourrais faire semblant d'être un buste, mais mes jambes me trahiraient. En plus il n'y a pas de bustes vêtus de domestique à Versailles. Je pourrais essayer de changer de couleur afin d'être assortie au mur. Mais là je crois que c'est du surhumain et je n'ai pas encore découvert mes talents extraordinaires de super-héroïne défenseuse de pauvres petits pauvres opprimés.
Ou alors je peux tout simplement rentrer dans ce passage secret juste à côté et espionner par les trous les gens qui arrivent.
Isabelle, tu es un génie.
Enfin, bien sûr, ce n'est pas de l'espionnage. Juste jeter un petit coup d'œil... je résiiiiiste pas. J'vous ai dit que j'avais besoin de changer les idées et si jamais il s'agit de nobles qui échangent des ragots, je suis vernie.
J'aime bien les ragots. Ça me permet de me moquer mentalement de l'idiotie colossale de ces noblions aux complexes de supériorité incurables. Ce qui est toujours très pittoresquement marrant.
Bref. Cache-toi, Is, cache-toi. Fais pivoter la porte cachée... c'est ça... et maintenant, par le petit trou minuscule du mur... mouwahaha.